LETTRE
1
83, rue Dulong
18 mars 1883
Madame et amie,
Pardonnez-moi si je n'ai pas encore été vous voir, mais vous savez
comme il m'est difficile de disposer d'une heure, et je suis persuadé
que vous serez indulgente pour moi.
Je pars mardi soir pour Cannes, et je voudrais vous offrir un
exemplaire de Mlle Fifi rééditée.
J'ignore quel est votre jour de réception. Je tenterai de vous
rencontrer mardi dans la journée.
Présentez, je vous prie, à Monsieur Lecomte du Noüy mes compliments
affectueux et empressés, et croyez, Madame, à mon dévouement profond
et respectueux.
GUY DE MAUPASSANT
Surtout ne vous dérangez en rien pour moi, si vous êtes occupée
en quoi que ce soit mardi.
LETTRE 2
83, rue Dulong
1883
Chère Madame et amie,
N'est-ce pas à vous que j'ai prêté Le Capitaine Burle. Non que
j'en aie besoin, mais je ne sais plus où est ce volume. Pardon
pour cette simple question. Si vous ne me répondez rien, je comprendrai
que vous avez le volume.
Présentez, je vous prie, chère Madame, mes compliments empressés
à Monsieur Lecomte du Noüy et croyez-moi votre ami bien dévoué
et très respectueux.
GUY DE MAUPASSANT
LETTRE 3
83, rue Dulong
1883
Chère Madame et amie,
A-t-on quelque chance de vous rencontrer vendredi vers cinq heures
et demi?
Je veux depuis longtemps aller vous voir, mais je crains de ne
pas vous trouver, et, de chez moi chez vous, c'est un voyage.
Croyez-moi, chère Madame, votre ami très dévoué et très respectueux
et présentez, je vous prie, à Monsieur Oudinot, mes compliments
bien affectueux.
GUY DE MAUPASSANT
LETTRE 4
83, rue Dulong
1883
Chère Madame et amie,
Merci de votre aimable invitation. Je puis vous offrir vendredi,
ou mardi ou mercredi. Un de ces jours vous convient-il ? Vous
savez sans doute la mort de cette pauvre Madame... Nous l'enterrons
demain matin.
J'ai une chose à vous demander. Je voudrais offrir à ma fiancée
un bibelot pour sa venue au monde et j'ai pensé qu'une timbale,
accompagnée d'une cuiller et d'une fourchette pourrait l'inciter
à un vice qui n'est point à mépriser. Je voudrais seulement savoir
si personne avant moi n'a songé à lui donner ces instruments de
gourmandise.
Rappelez-moi, je vous prie, chère Madame, au souvenir amical de
Monsieur Lecomte du Noüy et permettez-moi de vous baiser respectueusement
les mains.
GUY DE MAUPASSANT
Voulez-vous vous charger de tous mes remerciements pour Madame
Oudinot et lui dire que j'ai écrit le 1er décembre.
LETTRE 5
Hôtel de Catane, Ragusa
15 mai 1885
Chère Madame et amie,
Je veux chaque jour vous écrire pour vous demander des nouvelles
et de vous et de votre famille; et puis le voyage prend toutes
mes minutes.
Je
me lève à quatre ou cinq heures du matin, et puis je roule en
voiture et je marche sur mes jambes. Je vois des monuments, des
montagnes, des villes, des ruines, des temples grecs étonnants
en des paysages bizarres, et puis des volcans, de petits volcans
qui crachent de la boue, et de grands volcans qui crachent du
feu. Je vais partir dans une heure poux l'ascension de l'Etna.
Comment allez-vous? Votre mari est-il près de vous en ce moment?
comment vont votre fils? votre mère? votre frère? Votre père est-il
revenu?
Je pense que je rentrerai à Paris dans quinze jours ou vingt jours.
Et puis j'irai un peu à Étretat, et puis en Auvergne, à Châtel-Guyon,
car mon estomac ne va guère et mes yeux ne vont pas du tout.
Quant à mon cœur, il marche avec une régularité d'horloge et je
grimpe les montagnes sans le sentir une seconde.
Écrivez-moi donc un mot à Rome, où je serai dans quelques jours
chez le comte Primoli, Palazzo Primoli, via Torre di Nina.
Je vous baise les mains, chère Madame et amie, en me rappelant
au bon souvenir de tous les vôtres.
GUY DE MAUPASSANT
LETTRE 6
Fin 1885
Ma chère amie,
Me voici dans l'impossibilité de dîner chez vous demain soir.
J'ai mon volume Parent qui va paraître et Marpon veut mettre en
vente, en même temps, un autre livre de moi, Toine. Il faut absolument
que j'empêche cela; et je dîne demain avec mes deux éditeurs pour
les mettre d'accord.
Je vous baise les mains avec respect.
GUY
DE MAUPASSANT 1
LETTRE 7
Antibes
2 mars 1886
Madame et chère amie,
Que vous dirai-je d'ici? Je navigue, et je travaille surtout.
Je fais une histoire de passion très exaltée, très alerte et très
poétique. Ça me change - et m'embarrasse.
Les chapitres de sentiments sont beaucoup plus raturés que les
autres.
Enfin ça vient tout de même; on se plie à tout avec de la patience;
mais je ris souvent des idées sentimentales, très sentimentales
et tendres, que je trouve, en cherchant bien!
J'ai peur que ça me convertisse au genre amoureux, pas seulement
dans les livres, mais aussi dans la vie; quand l'esprit prend
un pli, il le garde, et vraiment il m'arrive quelquefois en me
promenant sur le cap d'Antibes, un cap solitaire comme une lande
en Bretagne, en préparant un chapitre poétique au clair de lune,
de m'imaginer que ces aventures-là ne sont pas si bêtes qu'on
le croirait.
Je vais assez souvent à Cannes, qui est aujourd'hui une cour ou
plutôt une basse-cour de Rois. - Rien que des Altesses et tout
ça règne dans les Salons de leurs nobles sujets.
Moi je ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce
que je n'aime pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là
ne s'asseyant jamais, laissent non seulement les hommes, mais
aussi toutes les femmes perchées sur leurs pattes de dindes de
neuf heures à minuit, par respect de l'Altesse Royale.
Le prince X, qui serait fort beau avec la blouse bleue du marchand
de porcs normand, bien qu'il ressemble à l'animal plutôt qu'au
vendeur, règne sur un peuple..., en face du comte ..., un vrai
serrurier, qui règne sur un peuple de nobles, faux ou vrais. Cependant
les... l'emportent de beaucoup en nombre et en fortune.
Dans dix ans Cannes sera... ou ne sera pas.
A côté de ces 2 monarques on voit au moins cent altesses, roi
de Wurtemberg, grand-duc de Mecklembourg, duc de Bragance, etc.,
etc. La société cannoise en est devenue folle.
Il est facile de constater que ce n'est pas par les Idées que
périra la noblesse d'aujourd'hui comme son aînée de 89. Quels
crétins !!! De temps en temps tous ces princes vont rendre visite
à leur cousin de... Alors la scène change dès la gare. Les Altesses
qui daignaient à peine tendre un doigt, la veille, à leurs fidèles
et très nobles serviteurs, inclinés jusqu'à leurs genoux, sont
bousculés par les commissionnaires, coudoyés et poussés par des
commis voyageurs, entassés dans des wagons avec les hommes les
plus communs, les plus grossiers et les plus mal appris... Et
on s'aperçoit avec stupeur que, si on n'était prévenu, il serait
impossible de reconnaître la distinction royale et la vulgarité
bourgeoise; c'est là une comédie admirable, admirable... admirable...
que j'aurais un plaisir infini - vous entendez infini - à raconter
si je n'avais des amis, de très charmants amis, parmi les fidèles
de ces grotesques. Et puis le duc..., lui-même, est si gentil
à mon égard que vraiment je ne peux pas: mais ça me tente, ça
me démange, ça me ronge... En tout cas, cela m'a servi de formuler
ce principe qui est plus vrai, soyez-en convaincue, que l'existence
de Dieu.
Tout homme qui veut garder l'intégrité de sa pensée, l'indépendance
de son jugement, voir la vie, l'humanité et le monde en observateur
libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue
et de toute religion, doit s'écarter absolument de ce qu'on appelle
les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse,
qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter,
sans être, malgré lui, entraîné par leurs convictions, leurs idées
et leur morale d'imbéciles.
Enseignez cela à votre fils au lieu du catéchisme, et laissez-moi
vous baiser les mains.
GUY
DE MAUPASSANT
LETTRE 8
Yacht Bel-Ami
novembre 1886
Ma chère amie,
Moi aussi, je vis dans une solitude absolue. Je travaille et je
navigue, voilà toute ma vie.
Je ne vois personne, personne, ni le jour, ni le soir. Je suis
dans un bain de repos, de silence, dans un bain d'adieu. Je ne
sais pas du tout quand je reviendrai à Paris.
Je voudrais bien travailler tout l'hiver pour être un peu libre
tout l'été. Paris ne me dit rien d'ailleurs.
Vous, ne viendrez-vous point à Villefranche? J'irais vous y voir
avec mon yacht, sans vous proposer de promenade en mer, car je
sais que cela ne vous plaît guère.
Dites-moi jusqu'à quelle époque vous resterez à Paris pour que
je fasse coïncider mon apparition dans cette ville avec le séjour
que vous y ferez. Merci de vos gentilles lettres et de toutes
les nouvelles que vous me donnez. Si vous avez une minute, écrivez-moi,
et pardonnez-moi de vous répondre si peu, je n'y vois plus, tant
j'ai fatigué mes yeux.
Donnez vos mains. Je vous baise aussi les pieds.
GUY
DE MAUPASSANT
Et j'embrasse Pierre
LETTRE 9 (1)
Tunis
le 19 décembre 1887
Depuis hier soir, je songe à vous, éperdument.
Un désir insensé de vous revoir, de vous revoir tout de suite,
là, devant moi, est entré soudain dans mon cœur. Et je voudrais
passer la mer, franchir les montagnes, traverser les villes, rien
que pour poser ma main sur votre épaule, pour respirer le parfum
de vos cheveux.
Ne le sentez-vous pas, autour de vous, rôder, ce désir, ce désir
venu de moi qui vous cherche, ce désir qui vous implore dans le
silence de la nuit? Je voudrais, surtout, revoir vos yeux, vos
doux yeux. Pourquoi notre première pensée est-elle toujours pour
les yeux de la femme que nous aimons?
Comme elles nous hantent, comme elles nous rendent heureux ou
malheureux, ces petites énigmes claires, impénétrables et profondes,
ces petites taches bleues, noires ou vertes, qui, sans changer
de forme ni de couleur, expriment tour à tour l'amour, l'indifférence
et la haine, la douceur qui apaise et la terreur qui glace mieux
que les paroles les plus abondantes et que les gestes les plus
expressifs.
Dans quelques semaines, j'aurai quitté l'Afrique.
Je vous reverrai. Vous me rejoindrez, n'est-ce pas, mon adorée?
vous me rejoindrez à ...
GUY DE MAUPASSANT
(1) Cette lettre figure dans un article non signé, publié dans
la Grande Revue du 25 octobre 1912; l'auteur présumé de l'article
est Mme Lecomte du Noüy.
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